Couverture

Edgar Wallace

JACK LE JUSTICIER

© 2019 Librorium Editions

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Que les noms étrangers soient prononcés par le lecteur français à sa façon, est chose toute naturelle, et il faudrait joindre à ce volume tout un petit cours d’Anglais pour expliquer que BOUNDARY doit se lire Ba-oundary, que White fait en anglais Oua-ite etc. Mais il serait navrant que l’un des héros les moins antipathiques du roman soit dénommé CRÈVE ! La traductrice se permet donc d’insister auprès de vous, ô lecteur, pour que vous veuillez bien lire Criou « l’Aristo » le nom qui s’écrit CREWE !

CHAPITRE PREMIER

LE VALET DE TRÈFLE

On ramassa dans un ruisseau de Lambeth le jeune Grégory dit « le Coco », et il était mort avant que l’agent de police de service à Waterloo Road qui avait entendu les coups de feu ne fût arrivé sur les lieux.

Il avait été tué dans la rue par une nuit de neige et de tourmente, et personne n’avait vu le meurtrier.

Lorsqu’on l’eût transporté à la morgue et qu’on eût examiné ses vêtements, on ne trouva rien d’autre qu’une petite boîte métallique contenant de la poudre blanche qui était de la cocaïne, et une carte de jeu : le valet de trèfle.

Ses associés l’appelaient Grégory « le Coco », parce qu’il était cocaïnomane. Il avait également été joueur et avait été l’associé du Colonel Dan Boundary dans certaines affaires commerciales. C’était tout. Le colonel ne savait rien du passé de ce jeune homme, sauf qu’il avait jadis été étudiant d’Oxford et était descendu bas dans l’échelle sociale. Le colonel ajouta quelques détails destinés, à ce qui pouvait sembler à un observateur désintéressé, à prouver que lui, Colonel Boundary, avait même été un moyen de relèvement pour ce jeune homme. (Ce titre de colonel était simplement honorifique et il s’en parait plutôt en vertu d’une coutume que d’une loi.)

Il y eut des gens qui dirent que dans ses moments d’exaltation Grégory « le Coco » causait beaucoup trop pour la sécurité du colonel, mais les gens étaient facilement disposés à parler méchamment du colonel dont la richesse était un outrage et une honte à leurs yeux.

On enterra donc Grégory « le Coco », cet inconnu, et un jury de ses compatriotes ordonna des poursuites « contre inconnu ou inconnus », pour assassinat volontaire.

Et ce devait être là, semblait-il, la fin d’une triste tragédie, lorsque trois mois plus tard un événement nouveau et alarmant survint dans la vie affairée du Colonel Boundary.

Un matin, une lettre arriva à son riche appartement d’Albemarle Place. Il l’ouvrit lui-même, car elle portait les mots :

« Privé et Personnel ». Et ce n’était point du tout une lettre, à ce qu’il vit, mais une carte de jeu souillée et tachée, le Valet de trèfle.

Il regarda cette carte avec perplexité, car le sort de son ex-associé s’était depuis longtemps effacé dans sa mémoire. Puis il vit quelque chose d’écrit en marge de la carte et, la tournant, lut :

 

« JACK LE JUSTICIER »(1),

 

Rien de plus.

« Jack le Justicier ! »

Le colonel ferma ses yeux fatigués, comme pour éloigner une apparition.

– Pouah ! dit-il avec dégoût et laissa tomber le carré de carton dans sa corbeille à papiers.

Car il venait de voir une vision ; une figure livide, non rasée et hagarde, aux lèvres entr’ouvertes en un ricanement, le sourire de Grégory « le Coco » lors de leur dernière entrevue.

Puis arrivèrent d’autres cartes et d’autres événements désagréables, pour ne pas dire déconcertants, et le colonel, ne prenant conseil que de lui-même, décida de tuer deux lièvres d’un même coup.

C’était une chose audacieuse et osée à faire et personne d’autre que le Colonel Dan Boundary n’aurait couru un pareil risque. Il savait mieux que personne que Stafford King consacrait depuis trois ans tout son temps à la poursuite de la Bande Boundary. Il savait que ce grave jeune homme aux yeux gris et froids, assis en face de lui au bureau luxueux du Syndicat de Spillsbury, était parvenu à un poste important du Département de la Police Judiciaire grâce à son génie, et que de tous les hommes il était le plus si craindre.

On ne saurait imaginer un plus grand contraste que celui qui existait entre les deux interlocuteurs – d’un côté le Chef de Police raffiné, presqu’esthétique, et de l’autre la silhouette imposante du redoutable colonel.

Boundary, avec ses cheveux noirs séparés au milieu de sa tête lisse, ses grands yeux fatigués, sa longue moustache jaune en crocs, ses énormes mains velues posées en ce moment sur la table, était l’image de la force, de la brutalité inlassable, sans remords. Il était également l’image de la ruse, la ruse d’un tigre traqué.

Stafford le surveillait avec un intérêt tranquille. Il pouvait être amusé au fond de lui-même par l’astuce inouïe de cet homme, mais son visage indéchiffrable ne trahit aucune de ses impressions.

– Je suppose, M. King, dit le colonel de sa voix lente et lourde, qu’étant donné les circonstances, vous trouvez tout à fait remarquable, que je me sois adressé à vous ? Je dirai même, ajouta-t-il, que mes associés seront de votre avis, après tous les désagréments que nous avons eus avec vous.

Stafford King ne répondit rien. Il restait impassible et attentif.

– Calomniez, calomniez, il en reste toujours quelque chose, dit sentencieusement le colonel. Pendant vingt ans j’ai eu à combattre les soupçons injustes de mes ennemis. J’ai été calomnié, – il branla la tête avec chagrin. Je ne crois pas qu’il y ait au monde encore une personne qui ait été plus calomniée que moi… et mes associés. J’ai vu la police fourrer son nez… je veux dire… s’immiscer dans mes affaires et, je serai franc avec vous, M. Stafford King, et vous dirai que lorsqu’il parvint à mes oreilles et à celles de mes associés que vous avez été chargé de la surveillance de ce pauvre vieux Dan Boundary, j’ai été content.

– L’entendez-vous comme un compliment ? demanda Stafford avec un soupçon de sourire.

– Certainement, dit le colonel avec gravité. Tout d’abord, je sais, M. King, que vous êtes le plus franc et le plus honnête officier de police de toute l’Angleterre et peut-être même du monde entier. Tout ce que je demande, c’est la justice. Ma vie est un livre ouvert qui supporte les investigations les plus approfondies.

Il étendit ses mains énormes, comme pour inviter le jeune homme à une inspection encore plus attentive qu’il n’avait subie jusqu’à présent.

Stafford King ne fit aucune réponse. Il connaissait fort bien les histoires qu’on contait relativement à la Bande Boundary. Il savait certaines choses et en devinait beaucoup d’autres concernant ses ramifications extraordinaires. Il savait en tous cas fort bien que la bande était riche et que cet homme au parler lent disposait de millions. Mais il était loin d’accepter les assurances du colonel quant à la pureté de ses méthodes commerciales.

Il se pencha légèrement en avant.

– Je suis certain que vous ne m’avez pas demandé de venir pour me conter vos déboires, colonel, dit-il avec une pointe d’ironie.

Le colonel secoua la tête.

– Je tenais à vous connaître, dit-il avec une belle franchise. J’ai beaucoup entendu parler de vous, M. King. On m’a dit que vous ne faites rien d’autre que de vous spécialiser sur les entreprises Boundary et je vous assure que vous ne saurez jamais trop de choses sur mon compte, ni moi sur le vôtre.

Il s’arrêta.

– Mais vous avez parfaitement raison lorsque vous dites que je ne vous ai pas prié de venir ici (et c’est un grand honneur pour moi qu’un grand Chef de Police m’accorde son temps) pour discuter du passé. C’est du présent que je voudrais vous parler.

Stafford King inclina la tête.

– Je suis un citoyen qui respecte la loi, dit le colonel onctueusement, et si je puis faire quelque chose pour aider la justice, ma foi, je le ferai. Je vous ai écrit à ce sujet, il y a une quinzaine de jours.

Il ouvrit un tiroir et y prit une grande enveloppe marquée du monogramme du Syndicat de Spillsbury. Il l’ouvrit et en sortit une carte à jouer. C’était une carte très fine, au dos blanc, à bords dorés, représentant une figure bien connue.

– Le Valet de Trèfle, dit Stafford King en levant les yeux.

– Le Valet de Trèfle, dit gravement le colonel ; c’est ainsi qu’on la nomme, je crois, car moi-même, je ne suis pas joueur.

Il n’avait pas sourcillé et Stafford King n’eut pas de sourire.

– Je me rappelle, dit le détective, que vous en avez déjà reçu une pareille. Vous avez écrit à mon bureau à ce sujet.

Le colonel fit un geste affirmatif.

– Lisez ce qui est écrit en bas.

King approcha la carte de ses yeux. L’écriture était presque microscopique ; il lut :

« Évitez crime et ennuis, évitez désagréments. Rendez la propriété que vous avez volée à Spillsbury. »

C’était signé « Jack le Justicier ».

King baissa la carte et regarda le colonel.

– Qu’est-il arrivé après que vous avez reçu la carte précédente ? demanda-t-il, il y a eu un cambriolage ou quelque chose de ce genre, n’est-ce pas ?

– La carte précédente, dit le colonel en s’éclaircissant la gorge, contenait une accusation diabolique et infondée ; elle prétendait que mes associés et moi avions volé à M. George Fetter, le commerçant de Manchester, soixante mille livres au moyen de trucs de jeu, procédé vil dont je ne pourrais jamais me rendre coupable, pas plus que mes associés. Étant donné que ni mes amis, ni moi-même, nous ne connaissons rien au jeu de cartes, nous avons refusé, bien entendu, de payer M. Fetter, et je suis certain que M. Fetter serait la dernière personne à nous le demander. En réalité, il nous a bien délivré des reçus pour la somme de 60.000 livres, mais c’était pour une vente de propriété. Je ne puis même pas m’imaginer que M. Fetter accepte de l’argent de nous ou qu’il ait eu connaissance de cette affaire… j’espère bien que non, car il semble être un… monsieur très respectable.

Le détective regarda encore la carte.

– Quelle est cette histoire concernant l’affaire Spillsbury ? demanda-t-il.

– Quelle est cette histoire concernant l’affaire Spillsbury ? répéta le colonel.

Il utilisait souvent ce truc de répéter les questions pour gagner le temps de la réflexion.

– Mais il n’y a rien là-dedans. J’ai acheté une usine à Coventry. J’admets que c’était, une bonne affaire. Mais il n’y a aucune loi qui interdise de réaliser un bénéfice. Vous savez ce que sont les affaires.

Le détective savait en effet ce qu’étaient les affaires. Mais Spillsbury était jeune et bizarre jusqu’à un degré désagréable. Son caractère avait cette sorte de bizarrerie dont on ne parle pas… du moins, parmi les gens bien élevés. Il avait hérité une fortune considérable, ainsi que la direction de quatre usines dont la meilleure faisait l’objet de la présente discussion.

– Je connais Spillsbury, dit le détective, et il se trouve que je connais ses usines. Je sais également qu’il vous a vendu une propriété évaluée sur le marché à trois cents mille livres, et qu’il vous la vendue pour une somme dérisoire… trente mille livres, je crois ?

– Trente-cinq mille, corrigea le colonel. Aucune loi n’interdit de faire une affaire, répéta-t-il.

– Vous avez été très heureux en affaires. Stafford King se leva et prit son chapeau. Vous avez acheté à la jeune Mrs Rachemeyer l’Hôtel Transome pour une somme qui équivalait à peine au vingtième de sa valeur. Vous avez acheté les ardoisières de Lord Bethon pour douze mille livres… leur valeur était calculée à cent mille au moins. Au cours des quinze dernières années vous avez fait des acquisitions de propriétés avec une rapidité extraordinaire… et à des prix extraordinaires.

Le colonel sourit.

– Vous me faites un grand compliment, M. Stafford King, dit-il avec une pointe de sarcasme, et je ne l’oublierai jamais. Mais ne nous éloignons pas de l’objet de votre visite. Je m’adresse à vous en votre qualité d’officier de Police : j’ai été menacé par une fripouille, un voleur et très probablement un assassin. Je ne saurais être tenu responsable de toute mesure que je pourrais prendre… Jack le Justicier, songez-y, gronda-t-il.

– L’avez-vous jamais vu ? demanda Stafford.

Le colonel fronça les sourcils.

– Il vit encore, n’est-ce pas, grommela-t-il. Si je l’avais vu, pensez-vous qu’il m’aurait encore écrit des lettres ? C’est à vous de le prendre. Si vous autres, du Scotland Yard, perdiez moins de temps à fouiller dans les affaires d’honnêtes commerçants…

C’était le tour de Stafford King de sourire maintenant franchement. Ses yeux gris étaient allumés d’un rire intérieur.

– Colonel, vous avez certainement de l’aplomb ! dit-il avec admiration, et sans ajouter une parole, il quitta la chambre.

CHAPITRE II

JACK LE JUSTICIER ET SA CARTE

Il ne faisait pas bon attendre à la porte par une nuit comme était celle-là. La pluie tombait à torrents et un vent glacial du nord s’engouffrait dans le passage étroit qui conduisait de la rue à l’entrée du théâtre.

Mais Stafford King se contentait d’attendre dans le recoin le plus sombre du cul-de-sac devant la porte de l’Orpheum Music Hall. Il se retira encore plus à l’ombre à la vue de quelqu’un qui s’avançait rapidement dans le passage et s’arrêta devant la porte ouverte pour refermer son parapluie.

Pinto Silva, dans une tenue immaculée, avec une rose blanche à la boutonnière de sa jaquette impeccable, n’avait certainement pas de doute sur le côté de la porte le plus désirable à ce moment. Il passa à l’intérieur avec un signe de tête négligent au portier.

– Quelle affreuse nuit, Joe, dit-il. Miss White n’est pas encore partie, n’est-ce pas ?

– Non, monsieur, répondit l’homme obséquieusement, elle vient de quitter la scène il y a quelques minutes. Dois-je lui dire que vous êtes là, monsieur ?

Pinto secoua la tête.

C’était un homme de trente-cinq ans, point laid. Certains l’auraient même décrit comme beau, quoique son genre particulier de beauté pût ne pas être du goût de tout le monde. Son teint olivâtre, ses yeux noirs, sa moustache bien frisée et son menton efféminé avaient leur charme, et Pinto Silva admettait avec modestie qu’il y avait eu des femmes qui l’avaient adoré.

– Miss White est au N° 6, dit le portier. Dois-je envoyer quelqu’un dire que vous êtes là ?

– Pas la peine, dit l’autre, elle ne va plus tarder maintenant.

La jeune fille qui se précipita dans le corridor, boutonnant son manteau, s’arrêta à sa vue et une expression d’ennui passa sur sa figure. Elle était grande, parfaitement proportionnée et plus que jolie.

Pinto souleva son chapeau avec un sourire.

– Je viens de la salle, Miss White. C’était excellent !

– Je vous remercie, dit-elle simplement. Je ne vous ai pas vu.

Il eut un hochement de tête, dans lequel il y avait une assurance qui agaça la jeune fille. Il semblait presque signifier qu’elle ne disait pas la vérité, mais qu’il acquiesçait à son mensonge.

– Êtes-vous tout à fait contente ? demanda-t-il.

– Tout à fait, répondit-elle poliment.

De toute évidence, elle était pressée de mettre fin à cet entretien et ne savait comment le faire.

– Votre loge est-elle bien confortable, tout le monde bien respectueux ? demanda-t-il. Dites un seul mot s’ils vous ennuient et je les flanquerai à la porte, qui que ce soit, à commencer par le directeur.

– Oh, je vous remercie, se hâta-t-elle de dire, tout le monde est tout à fait poli et aimable ici. Elle tendit la main. Je suis obligée de m’en aller. Un… un ami m’attend.

– Une minute, Miss White. Il se passa la langue sur les lèvres et son attitude exprima un embarras inusité. Peut-être viendrez-vous un soir, après la représentation, souper avec moi. Vous savez, vous me plaisez beaucoup…

Elle sourit et lui tendit encore une fois la main.

– Allons, je vous dis bonsoir.

– Savez-vous, Maisie… commença-t-il.

– Bonsoir, dit-elle en passant devant lui.

Il la suivit des yeux pendant qu’elle disparaissait dans la nuit, et son front se plissa ; puis, avec un haussement d’épaules il revint au bureau du portier.

– Envoyez chercher ma voiture, ordonna-t-il.

Il attendit impatiemment, mâchant son cigare, que le portier trempé revienne annoncer que la voiture était au bout du passage. Alors il ouvrit son parapluie et s’en alla sous la pluie à sa limousine.

Pinto Silva était en colère et sa colère était de ce genre détestable de colère sourde qui croît en force de moment en moment, d’heure en heure. Comment osait-elle le traiter ainsi ? Elle, qui devait son engagement à l’influence de Pinto, elle dont toute la fortune, tout l’avenir étaient entre ses mains. Il parlerait au colonel et le colonel pourra parler au père de la jeune fille. Il en avait assez.

Tout à coup il sentit qu’il avait peur de cette jeune fille. C’était incroyable, mais c’était vrai. Il n’avait jamais senti rien de pareil à l’égard d’aucune femme, mais dans les yeux de celle-là il y avait quelque chose, ce dédain froid, qui l’intimidait tout en le mettant hors de lui.

La voiture s’arrêta devant une série d’immeubles dans une rue déserte du West End. Il tourna le commutateur de la voiture et vit qu’il était plus de onze heures. Prendre part à une conférence était, certes, la dernière chose dont il eût envie cette nuit-là. Mais il désirait rencontrer le colonel à ce moment de crise.

Il traversa un vestibule sombre et entra dans l’ascenseur automatique qui le monta au troisième étage. Là le palier et le corridor étaient éclairés par une seule petite lampe électrique suffisante pour lui permettre d’arriver à la lourde porte de chêne qui conduisait au bureau du Syndicat de Spillsbury. Il ouvrit la porte avec un passe-partout et se trouva dans une grande salle d’attente richement tapissée et meublée.

Un homme était assis devant un radiateur, une feuille de papier sur ses genoux, notant quelque chose au crayon. Il leva la tête avec surprise lorsque l’autre entra et le salua d’un signe. C’était Olaf Hanson, l’employé du colonel. Avec sa figure plate, sans expression, ses cheveux raides, il faisait penser à un pantin.

– Dites donc, Hanson, le colonel est-il là ?

L’homme fit un signe affirmatif.

– On vous attend, dit-il.

Sa voix était dure et antipathique et ses lèvres minces hachaient chaque syllabe.

– Mais vous n’entrez donc pas ? demanda Pinto avec surprise, en mettant la main sur la poignée de la porte.

L’homme appelé Hanson secoua la tête.

– Il faut que je monte à l’appartement du colonel, dit-il, pour y prendre des papiers. D’ailleurs, on ne veut pas de moi.

Il eut un pâle sourire. C’était plutôt une grimace qu’une expression d’amusement et Pinto l’examina attentivement. Il eut toutefois le bon sens de ne poser aucune autre question. Tournant la poignée de la porte, il entra dans une grande salle richement meublée.

Au centre de la pièce se trouvait une grande table et les chaises qui étaient placées autour étaient presque toutes occupées.

Le nouveau venu s’assit à la droite du colonel et salua les autres d’un signe. La plupart des actionnaires étaient là : Crewe « l’Aristo », Jackson, Cresswell et au bout de la table Lollie Marsh à la figure de baby, à l’expression d’étonnement perpétuel.

– Où donc est White ? demanda Pinto.

Le colonel était en train de lire une lettre et ne répondit pas immédiatement. Au bout d’un moment il enleva son lorgnon et le mit dans sa poche.

– Où est White ? répéta-t-il. White n’est pas ici. Non, White n’est pas ici, répéta-t-il gravement.

– Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda vivement Pinto.

Le colonel se gratta le menton et leva les yeux au plafond.

– Je suis en train de mettre l’affaire Spillsbury au point, dit-il, White n’y participe pas.

– Pourquoi pas ? demanda Pinto.

– Il n’y a jamais participé, dit évasivement le colonel. Ce n’était pas un genre d’affaire auquel White aurait aimé participer. Je crois qu’il devient croyant ou quelque chose du même genre, ou c’est peut-être sa fille.

Les paupières de Pinto Silva se plissèrent à l’allusion à Maisie White et il était sur le point de remarquer qu’il venait de la quitter, mais il changea d’idée.

– Sait-elle quelque chose concernant… concernant son père ? demanda-t-il.

Le colonel sourit.

– Eh non… à moins que vous ne le lui ayez dit.

– Je n’en suis pas là avec elle, dit Pinto sauvagement. Je commence à en être fatigué, colonel, des airs et des condescendances de cette demoiselle, après tout ce que j’ai fait pour elle !

– En effet, vous finirez par vous fatiguer, Pinto, dit une voix à l’autre bout de la table et il tourna la tête pour rencontrer les yeux rieurs de Lollie Marsh.

– Que voulez-vous dire ? demanda-t-il.

– J’étais sortie ce soir et l’ai aperçue, dit-elle et le colonel lui jeta un coup d’œil mécontent.

– Vous étiez sortie pour voir autre chose qu’elle, si je m’en souviens bien, dit-il calmement. Je vous ai dit d’avoir l’œil sur Stafford King.

– J’avais l’œil sur lui, dit-elle, et sur la jeune fille aussi.

– Que voulez-vous dire ?

– Ah, voilà une nouvelle pour vous, n’est-ce pas ? Elle était ravie de faire sensation. On ne peut pas filer Stafford King sans se trouver sur les traces de Maisie White.

Le colonel eut une exclamation.

– Que voulez-vous dire ? demanda-t-il encore.

– Ne saviez-vous pas qu’ils se connaissaient ? Ne saviez-vous pas que Stafford King s’en va à Horscham pour la voir et qu’il l’emmène dîner deux fois par semaine ?

Ils se regardaient avec consternation. Maisie White était la fille d’un homme qui, après le colonel, était le membre le plus hardi de la bande, qui avait organisé plus de « coups » qu’aucun autre de ses acolytes, excepté le chef. La nouvelle que la fille de Solomon White avait des rendez-vous avec le Chef de la Police était incroyable et stupéfiante.

– Ainsi, voilà ce que c’est, n’est-ce pas ? dit le colonel, s’humectant les lèvres. Voilà pourquoi Solomon White en a assez de cette existence et veut rompre avec nous.

Il se tourna vers Pinto Silva dont le visage était sombre et dur.

– Je croyais que cette petite vous plaisait, Pinto, dit-il grossièrement. Nous vous avons laissé les coudées franches. Que savez-vous ?

– Rien, dit l’homme brièvement. Je ne le crois pas.

– Vous ne le croyez pas, l’interrompit la jeune fille. Écoutez ! Il y avait une matinée à l’Orpheum aujourd’hui et King y était. Je l’ai suivi, j’ai pris un fauteuil à côté de lui et ai essayé de lier conversation. Mais il n’a d’yeux que pour la jeune actrice et j’aurais tout aussi bien pu être la tapisserie du mur pour l’attention qu’il m’a accordée. Dès qu’elle eut fini de jouer, il est sorti et il l’a attendue à la porte du théâtre. Ils sont allés prendre le thé chez Roymoyers. Je suis revenue au théâtre et ai vu son habilleuse. C’est moi qui ai recommandé cette femme lorsque Pinto a fait entrer la petite au théâtre.

– Quels rôles joue Maisie ? demanda le taciturne Crewe.

– Rôles de jeunes gens, dit Lollie. Écoutez ! Ce qu’elle est épatante en habits d’homme ! C’est bien la meilleure actrice jouant des jeunes gens que j’aie jamais vue. Quand elle parle…

– Cela ne nous intéresse pas, l’interrompit le colonel, qu’avez-vous découvert ?

– J’ai découvert que Stafford King vient régulièrement au théâtre, qu’il l’emmène dîner et qu’il va la voir chez elle à Horsham.

– Solomon ne m’a jamais raconté cela… le cochon ! fulmina le colonel, il va nous vendre, ce gaillard-là.

– Je ne le crois pas.

C’était Crewe qui venait de parler. Crewe « l’Aristo », qui se vantait d’avoir une tenue pour chaque jour de l’année.

– Je connais Solomon, et je le connais depuis des années, dit-il. Je le connais aussi bien que vous-même, colonel. Pour ce qui nous concerne, Solly est franc. Je ne nie pas la possibilité qu’il veuille rompre avec nous, mais ce n’est que naturel. Cet homme a une fille, il a fait son petit magot ; mais je donnerais ma tête à couper qu’il ne nous trahirait jamais.

– Nous trahir ? dit le colonel, retrouvant son calme extraordinaire. Qu’aurait-il à trahir ? demanda-t-il presque jovialement. Nous avons des affaires commerciales tout à fait honnêtes ! Aucun de nous n’est coupable d’une action malhonnête, que je sache. Nous trahir ! Bah !

Il frappa la table de la main et ils savaient par expérience que c’était là le geste par lequel le président mettait fin à toute discussion.

– Et maintenant, messieurs, dit le colonel, passons aux affaires. Demandez à Hanson d’entrer, il a les chiffres. Ce sont là les derniers papiers d’affaires qu’il touchera jamais chez nous, ajouta-t-il.

Quelqu’un alla à la porte de la salle d’attente et appela le secrétaire, mais aucune réponse ne vint.

– Il est sorti.

– Sorti ? dit le colonel et fronça les sourcils. Qui lui a dit de sortir ? Peu importe, il va rentrer dans une minute. Fermez la porte.

Il prit une caissette par terre, à ses pieds, la plaça sur la table, l’ouvrit avec une clef attachée à sa chaîne de montre et y prit une liasse de documents.

– Nous allons ce soir mettre au point l’affaire de Spillsbury, dit-il. Elle pourrait nous causer des ennuis.

– Où se trouve Spillsbury ? demanda Pinto.

– Dans un asile pour ivrognes, dit le colonel d’un ton sinistre, il apparaît que les propriétés de son père étaient sous tutelle et que la légalité de ces transferts serait contestée. Mais j’ai demandé l’avis du meilleur homme de loi de Londres et il ne peut y avoir aucun doute sur la légalité de notre situation. La seule chose que nous ayons à faire ce soir est de nous assurer que ces lettres insensées qu’il a écrites à Lollie ont bien été détruites.

– Vous les avez ? demanda vivement la jeune fille.

– Je les avais, dit le colonel, et je les ai brûlées toutes, à l’exception d’une, lorsque le transfert a été effectué. Et maintenant la question se pose, messieurs, allons-nous brûler la dernière ?

Il prit une enveloppe de la liasse qui était devant lui et l’éleva en l’air.

– J’ai gardé celle-ci pour le cas où il y aurait quelque ennui ; mais puisqu’il est dans une maison de fous, il ne pourrait plus être influencé par la menace de la publication d’une lettre compromettante qu’il a adressée à une jeune fille. Je présume que ses tuteurs ne seraient pas, non plus, sensibles à une telle menace. D’autre part, si cette lettre était trouvée parmi nos documents commerciaux, cela pourrait être vilain pour nous.

– Si elle était trouvée par qui ? demanda Pinto.

– Par la police, dit calmement le colonel.

– La police ?

Le colonel eut un geste affirmatif.

– Elle est à nos trousses, mais vous n’avez pas besoin de vous affoler, dit-il. King cherche à créer un dossier et il ne s’arrêterait pas devant un ordre de perquisition. Mais ce n’est pas tant la police que je crains. Son parler devint plus lent et il prononça avec plus d’emphase : Je sais que Boundary ne manque pas de cartes dans son jeu pour battre cette combinaison. Mais c’est ce Jack…

– Ce Jack… ha ! ha ! ha !

Un éclat de rire aigu coupa ce discours et le colonel bondit, sa main se portant à la poche de son pantalon. La porte s’était ouverte et refermée si silencieusement que personne ne l’avait entendu ; quelqu’un se tenait en face d’eux.

C’était une silhouette vêtue des pieds à la tête d’un long vêtement de soie noire qui scintillait à la lumière électrique.

Ses mains étaient gantées, sa tête coiffée d’un chapeau de feutre souple et sa figure était cachée par un mouchoir de soie blanche.

La main du colonel était à sa poche lorsqu’il changea d’avis et leva les deux mains en l’air. Il y avait quelque chose de particulièrement sérieux dans l’aspect du revolver que tendait l’intrus, malgré les garnitures d’or et d’argent autour de son canon.

– Toutes les mains en l’air, dit Jack d’une voix aiguë, en l’air, vers le beau ciel ! Vous également, Lollie. Éloignez-vous tous de la table, tournant le dos au mur. Car Jack le Justicier se trouve parmi vous et la vie est remplie de possibilités les plus surprenantes !

Ils s’éloignèrent de la table à reculons, regardant avec désespoir ces deux yeux qui les fixaient sans sourciller à travers les ouvertures du mouchoir.

– Dos au mur, mes amours, ricana l’Être. Je m’en vais vous faire rire et vous aurez besoin d’un appui. Je m’en vais vous faire tordre de joie et de gaieté !

La silhouette s’était approchée de la table et pendant qu’elle parlait, ses doigts agiles remuaient les piles de documents que le colonel avait sortis de la caissette.

– Je m’en vais vous raconter l’histoire comique d’une bande de fripouilles...

– Vous êtes un menteur ! dit le colonel avec rage.

– L’histoire d’une bande de fripouilles, dit Jack avec un rire aigu, des types qui ne travaillaient pas comme des escrocs ordinaires et ne demandaient pas l’argent. Oh, non ! pas de vulgaires escrocs ! Ils amenaient des fous et des vicieux à leur merci et alors leur faisaient vendre des choses pour des centaines de livres lorsqu’elles en valaient des milliers. Et c’était une bande épatante. Des types si amusants. Il y avait parmi eux Dan Boundary qui débuta dans la vie en dépouillant sa mère morte, il y avait Crewe « l’Aristo », qui fut jadis un gentilhomme et qui est maintenant un voleur !

– Que le diable vous emporte ! dit Crewe en bondissant en avant, mais le canon du revolver se tourna vers lui et il s’arrêta.

– Il y avait Lollie qui aurait vendu son propre enfant…

– Je n’ai point d’enfant, s’écria la jeune fille.

– Réfléchis-y encore, Lollie chérie… chère petite âme !

Il s’arrêta. L’enveloppe que ses doigts cherchaient était trouvée. Il la glissa sous son vêtement de soie et en deux bonds fut à la porte.

– Envoyez chercher la police, persiffla-t-il. Envoyez chercher la police, Dan ! Demandez Stafford King, le chef éminent. Dites-lui que je vous ai rendu visite ! Voici ma carte !

D’un claquement agile des doigts il envoya le petit carré de carton à travers la chambre. En un clin d’œil la porte s’ouvrit et se referma sur l’intrus et il était parti.

Une seconde de silence suivit, puis avec un sanglot Lollie s’écroula par terre, évanouie. Le Colonel Dan Boundary regarda l’un après l’autre les visages livides.

– Il y a cent mille livres à gagner pour celui de vous qui m’aura ce type, dit-il, respirant avec peine, qu’il soit homme ou femme.

CHAPITRE III

L’APPÂT

Le Colonel Boundary assis à son bureau le lendemain matin, pressa le bouton d’une sonnette. Olaf répondit. Il était comme de coutume, habillé de noir de la tête aux pieds et le colonel l’examina d’un air pensif.

– Hanson, dit-il, Miss Marsh est-elle venue ?

– Oui, elle est venue, répondit l’autre d’un air boudeur.

– Dites-lui que je la demande, dit le colonel, puis, au moment où l’homme allait quitter la chambre : Où étiez-vous la nuit dernière lorsque j’avais besoin de vous ?

– J’étais sorti, dit l’homme brièvement. J’ai bien le droit d’avoir un peu de temps à moi, je suppose ?

Le colonel branla lentement la tête.

– Certainement, vous en avez le droit, Hanson.

Son ton était doux et cela impliquait un danger pour Hanson qu’il ne savait deviner. C’était là le troisième geste de rébellion que cet homme avait eu au cours de la dernière semaine.

– Qu’est-il arrivé à votre bonne humeur ce matin, Hanson ? demanda le colonel.

– Tout, éclata le secrétaire et dans son agitation son origine étrangère était évidente par son accent. Fous me dites j’aurai peaucoup t’argent, tes milliers de litres ! Fous dites moi partir chez mon frère en América. Où il est l’archant ? Che partir en Mars, che partir en Mai, che partir en Juillet et moi toujours ici !

– Mon bon ami, dit le colonel, vous êtes trop impatient. Je ne puis en ce moment vous laisser partir. Vous devenez nerveux. Voilà qui est mauvais. Je vais peut-être vous laisser prendre des vacances la semaine prochaine.

– Nerveux ! hurla l’homme. Oui, je suis nerveux. Tout le temps je sens des yeux sur moi. Quand je marche dans la rue, chaque homme me semble un policier. Quand je me couche, je n’entends que des pas furtifs derrière ma porte.

– Ce vieux Jack, hein ? dit le colonel, le surveillant attentivement.

Hanson frissonna.

Il avait vu une fois Jack le Justicier. Une silhouette en soie noire qui s’était tenue près du lit où était couché le Scandinave et qui lui avait parlé raison pendant qu’Olaf tremblait et se baignait de sueur.

Le colonel ne le savait pas. Il croyait que l’apparition de la nuit précédente constituait la première de ces menaces mystérieuses.

Il fit donc un nouveau signe de tête.

– Envoyez-moi Miss Marsh, dit-il.

Hanson devenait, en tout cas, un ennui insupportable. Le colonel le nota comme l’un des problèmes demandant une solution rapide.

Le secrétaire n’était pas sorti depuis plus de quelques secondes lorsque la porte se rouvrit et que la jeune fille entra. Elle était grande, jolie d’une beauté de poupée, avec une auréole de cheveux dorés autour de la tête. Elle aurait pu être plus que jolie si ses yeux n’étaient d’un bleu trop pâle pour être beaux. Elle était habillée avec élégance et avait la démarche aisée de quelqu’un qui a une position assurée.

– Bonjour, Lollie, dit le colonel. L’avez-vous revu ?

Elle fit un signe affirmatif.

– Je l’ai très bien vu cette fois, dit-elle.

– Vous a-t-il aperçue ?

Elle sourit.

– Je ne le crois pas ; qu’importe d’ailleurs ?

– La jeune fille était-elle avec lui ?

Elle secoua la tête.

– Et alors ? dit le colonel après une pause. Pourrez-vous arriver à quelque chose avec lui ?

Elle pinça les lèvres.

Si elle espérait que le colonel ferait une allusion à leur terrible expérience de la nuit précédente, elle allait être déçue. Les yeux durs de l’homme lui ordonnèrent de s’en tenir à l’objet de la discussion.

– Il me semble bien fort pour moi, dit la jeune fille. Il n’est pas homme à se laisser prendre au truc du sentiment.

– Que voulez-vous dire ? demanda le colonel.

– Exactement ce que je dis, répondit-elle avec un haussement d’épaules. Je ne le vois pas faisant ma connaissance, m’emmenant dîner et, à la deuxième bouteille déversant dans mon oreille tous ses secrets.

– Ni moi non plus, dit le colonel, pensif. Vous êtes une jeune fille fort intelligente, Lollie, et je compte bien vous payer pour votre peine. Ce jeune homme est l’agent de Scotland Yard que nous désirons le plus mettre hors d’état de nous nuire. Non pas que nous ayons quoi que ce soit à craindre, ajouta-t-il vaguement, mais il s’immisce dans…

Il s’arrêta, cherchant un mot.

– Vos affaires, dit la jeune fille. Oh, laissons cela, colonel ! Dites-moi exactement jusqu’où vous voulez que j’aille.

– Vous devez aller jusqu’au bout, dit l’autre d’un ton décidé. Vous devez l’entraîner aussi loin que vous le pourrez. Il faut qu’il soit compromis jusqu’au cou.

– Que faites-vous de ma bonne réputation ? demanda la jeune fille avec une grimace.

– Si vous la perdez, nous vous en achèterons une autre, dit sèchement le colonel, et je présume qu’il doit être temps que vous en ayez une neuve, Lollie.

La jeune fille se frotta le menton d’un air songeur.

– Cela ne va pas être facile, répéta-t-elle. Ce ne sera pas aussi simple que l’affaire du jeune Spillsbury… Pinto Silva, ou même Solomon White auraient pu faire ce travail-là.

– Fermez donc et ne bavardez pas concernant Spillsbury, gronda le colonel. Je vous ai déjà dit d’oublier tout ce qui s’est jamais passé dans nos affaires ! Et je vous ai dit une centaine de fois de ne pas mentionner Pinto ou un autre en corrélation avec cette histoire ! Vous pourriez pourtant obéir ! Et cessez de me regarder de cette façon !

Il se leva avec une agilité extraordinaire et se pencha par-dessus la table, brûlant la jeune fille de son regard.

– Vous avez pris depuis quelque temps une allure trop hardie, Lollie ! Ne tentez pas de prendre avec moi ces airs de grande dame, m’entendez-vous ?

Il n’y avait plus rien de suave dans les manières du colonel, rien de lent, ni de pondéré, ou courtois. Il parlait rapidement, durement et révélait tout à coup la brute que plusieurs soupçonnaient en lui, mais que peu avaient connue.

– Je n’ai pas plus d’égards pour les femmes que pour les hommes, comprenez-le ! Si jamais vous en prenez trop à votre aise avec moi, je vous saisirai le cou entre les mains comme ceci ! Il serra ses deux paumes d’un geste suggestif qui terrifia la jeune fille fascinée. Je vous briserai comme si vous étiez une poupée de porcelaine ! Je vous déchirerai comme si vous étiez un chiffon ! N’espérez pas que vous m’échapperez jamais… je vous suivrai jusqu’aux confins du monde. Vous êtes payée comme une princesse et traitée comme une princesse, jouez donc franc jeu… il y eut une fois un homme nommé Grégory « le Coco »…

La jeune fille tremblante était debout, le visage livide.

– Je suis fâchée, colonel, bégaya-t-elle. Je ne voulais pas vous vexer. Je… je…

Elle allait éclater en sanglots lorsque le colonel lui fit un geste impérieux de se rasseoir. Sa colère était tombée aussi rapidement qu’elle était venue.

– Faites donc ce que l’on vous dit, Lollie, dit-il calmement. Entreprenez ce jeune homme et ne revenez pas auprès de moi avant de l’avoir eu.

Elle fit un signe de tête, n’osant parler et sortit de ce lieu terrible presque sur la pointe des pieds.

À la porte il l’arrêta :

– Quant à Maisie, dit-il, eh bien, vous pouvez la laisser à mes soins.

CHAPITRE IV

DISPARITION DE HANSON

Le Colonel Dan Boundary descendit lentement du taxi qui l’avait amené de la gare de Horsham et examina sans s’émouvoir le domicile de son associé. Le colonel aimait à raconter qu’il avait été en train de se raser la figure au dixième étage d’un hôtel de Californie lorsque commença un tremblement de terre et qu’il acheva de se raser, prit son bain et s’habilla avant que la terre ait cessé de trembler.

– J’aurai besoin de vous tout à l’heure, vous ferez donc mieux d’attendre, dit-il au chauffeur, et il ouvrit la grille de Rose Lodge.

Il s’arrêta à mi-chemin pour mieux examiner la maison. C’était une villa en briques rouges, une demeure d’homme riche. La pelouse coquette, bordée de rosiers, le petit jet d’eau tombant sur des rocs, la qualité du mobilier de jardin et l’air de confort général qui prédominait ici, tout cela indiquait qu’on était dans la demeure d’un homme d’affaires prospère, un de ces êtres heureux qui ne se sont jamais efforcés de courir après des millions, mais qui vivent paisiblement dans une aisance respectable.

Le Colonel Boundary eut un grognement et continua son chemin. Une femme de chambre coquette lui ouvrit la porte et son regard étonné dit clairement que le colonel n’était pas ici un visiteur fréquent.

– Boundary… dites simplement que c’est Boundary, dit le colonel d’une voix sonore qui résonna dans les recoins les plus éloignés de la maison.

On le fit entrer au salon et il y trouva encore des choses qui l’intéressèrent vivement. Il n’éprouvait pas la moindre pitié à la pensée que Solomon White aurait très prochainement à échanger tout ce luxe contre une sordide cellule de prison, et même la vue de la jeune fille qui vint à sa rencontre n’éveilla pas en lui le moindre remords.

– Vous désirez voir mon père, colonel ? demanda-t-elle. Son ton était froid, mais poli. Le colonel n’avait jamais joui d’une grande sympathie auprès de Maisie White et maintenant la jeune fille dut faire un grand effort pour cacher son aversion profonde.

– Si je désire voir votre père ? dit le Colonel Boundary. Eh oui, je crois bien, mais je veux également vous voir et je préfère même vous voir avant de parler à Solly.

Elle s’assit, patiemment polie, les mains croisées sur les genoux. À la lumière du jour elle était jolie, élancée, gracieuse et les yeux gris qui rencontrèrent les yeux bleus fanés du colonel étaient très intelligents.

– Miss White, dit le colonel, nous avons été très bons pour vous.

– Nous ? répéta la jeune fille.

– Nous, affirma le colonel. Je parle de moi et de mes associés. Si Solomon vous avait jamais dit la vérité, vous sauriez que vous devez votre instruction, votre bel intérieur, il fit un geste de la main, à mes associés et à moi-même. Il prononça ces derniers mots avec emphase, c’était une expression qu’il affectionnait particulièrement.

Elle secoua légèrement la tête.

– J’avais l’impression que je devais tout cela à mon père, dit-elle avec une pointe d’ironie dans la voix, car je suppose qu’il a bien gagné tout ce qu’il a.

– Vous supposez qu’il a bien gagné tout ce qu’il a ? répéta le colonel. Eh bien, vous avez très probablement raison. Il a même gagné beaucoup plus qu’il n’a encore reçu, mais le jour du paiement est proche.

Il n’y avait pas à se tromper sur la menace qu’impliquait son ton, mais la jeune fille ne fit aucun commentaire. Elle savait que des ennuis les menaçaient. Elle savait que depuis quelques jours son père s’enfermait dans son cabinet de travail et ne parlait presque plus.

– Je vous ai vue l’autre soir, dit le colonel, changeant de tactique. Je vous ai vue à l’Orpheum. Pinto Silva était avec moi. Nous étions dans la loge d’avant-scène.

– Je vous ai vus, répliqua calmement la jeune fille.

– Vous avez fort bien joué, si l’on pense que vous n’êtes qu’une enfant, poursuivit Boundary ; Pinto dit même que vous êtes le meilleur mime qu’il ait jamais vu sur une scène… Il s’arrêta. C’est Pinto qui vous a obtenu votre engagement.

Elle fit un signe affirmatif.

– Je suis très reconnaissante à M. Silva, dit-elle.

– Vous avez le monde entier à la portée de la main, ma fille, prononça Boundary de sa manière lente et pondérée, un bel avenir, de l’argent, des diamants, des perles, il fit un geste vague de la main, et Pinto, qui est le plus précieux de mes associés, vous admire beaucoup.

La jeune fille eut un soupir.

– Je croyais que cette, question avait été close une fois pour toutes, colonel. Je ne sais comment les gens de votre monde considéreraient une pareille proposition, mais dans le mien on la considérerait comme une insulte.

– Et que diable peut bien être votre monde ? demanda le colonel sans aucun signe d’irritation.

Elle se leva.

– Le monde propre, décent, dit-elle avec calme, le monde soumis aux lois. Le monde qui considère comme infâmes des arrangements tels que vous en suggérez là. Ce n’est pas seulement le fait que M. Silva est déjà marié…

Le colonel leva la main.

– Pinto parle très sérieusement de divorcer, dit-il avec solennité, et lorsqu’un gentleman tel que Pinto donne sa parole, cela devrait suffire à n’importe qui. Mais, vous venez de mentionner un monde soumis aux lois, continua-t-il lentement, et je voudrais vous parler de l’un de ces hommes qui servent la loi.

Elle savait ce qui allait suivre et attendit en silence.

– Un certain jeune homme nommé Stafford King tourne beaucoup autour de vous. Il la vit rougir, mais continua : M. Stafford King est un policier.